L’Odyssée d’Ulysse ne correspond donc pas tout à fait à l’image d’épinal d’une saga épique où le héros sage affronte pendant dix année la colère des Dieux et des Océans, ne survivants que grâce à sa ruse…. Mais c’est surtout son retour qui est le plus étonnant. Ulysse en effet retrouve son palais plein de prétendants, qui mangent ses victuailles, couchent avec ses servantes et demandent à Pénélope de choisir un nouvel époux. Pour faire court, il s’énerve et les tue tous (il est un peu radin). Et ici, sa réaction semble légèrement… disproportionnée. Ulysse arrive déguisé en mendiant. Il est accueilli, nourrit, mais un peu moqué… il prendra très mal cette humiliation (pourtant il arrive en mendiant, et l’épisode de Thersite montre qu’il est assez… à cheval sur les questions de hiérarchie sociale et la manière de parler à un supérieur). Il tue le chef et, alors que tous plaident le pardon et le reconnaissent comme le roi légitime, leur reproche le viol de ses servantes et leur comportement (non, nous ne reparlerons pas de l’épisode de Circée). Il les massacre tous. Mais… sincèrement… : est-il si surprenant et inacceptable que, après vingt ans d’absence, dont DIX depuis la fin de la guerre de Troie, sans donner aucune nouvelle, alors que tous les autres héros sont soit déclarés morts soit revenus, les nobles d’Ithaque pressent la reine de choisir un nouvel époux pour diriger le royaume ? Non. C’est même étonnant et tout à leur honneur qu’ils aient accepté si longtemps le petit manège de Pénélope pour repousser l’échéance… Après, oui : ils mangent, boivent, et chahutent un peu les servantes toujours à la recherche d’un bon parti… Mais après vingt ans d’absence, on peut comprendre leur impatience. Le pire, c’est qu’Ulysse ne s’arrête pas là : après avoir tué tous les prétendants, sans véritable raison (les règles de l’hospitalité… ?), il fait venir les servantes violées, leur fait nettoyer son carnage et… les fait tuer. Toutes. Pour… les punir d’avoir été violée ? Un des deux massacres est de trop. Soit consentantes et pas de problèmes, soit violées et pas coupables…
La réaction d’Ulysse face aux prétendants et servantes est donc injustifiable, parce que totalement incompréhensible. C’est un massacre gratuit, fait par simple esprit de vengeance, voir gout du sang car en fait on ne voit pas très bien de quoi il se venge. Même Machiavel n’aurait pas approuvé le massacre des prétendants : celui-ci, totalement injustifié, suscita une révolte légitime des vassaux d’Ulysse contre cet acte de tyrannie, qui ne prit fin que grâce à un deus ex machina : l’intervention inopinée d’Athéna, appelant à la paix pour sauver son chouchou…
On pourrait comprendre qu’il soit un peu irascible après dix ans de galère, ou de trirème, sur une mer déchainée, mais ça fait tout juste quelques semaines qu’il a quitté l’ile où il a passé sept ans dans les bras de Calypso… Et il ne s’agit pas d’un acte isolé. Les péripéties d’Ulysse sont emplies de cas qui montrent… un certain manque d’empathie (et même un manque certain). Non, on ne reparlera pas de Circée. On ne parlera pas non plus de Polyphème, dont l’histoire monte bien une tendance affirmée au sadisme… Le plus anecdotique est l’abandon de Philoctète : alors que celui-ci, blessé au pied, gène les grecs par ses cris et l’odeur de sa blessure, c’est Ulysse qui propose tout simplement de l’abandonner sur une ile déserte (et ce n’est que lorsqu’ils reviendront près de dix ans plus tard le récupérer, car un oracle leur a dit qu’il était nécessaire à la prise de Troie, qu’ils eurent la bonne idée de le soigner…). C’est également lui qui non seulement convainquit les grecs de faire exécuter le petit Astyanax (le jeune fils d’Hector) pour éliminer tout risque de vengeance, mais qui, dans certaines versions, se chargea personnellement de l’exécution en le jetant du haut des murailles… Il est donc mal venu de sa part d’en vouloir aux prétendants d’avoir vaguement songé à éliminer Télémaque pour clarifier la succession. Son rapport aux enfants paraît d’ailleurs… compliqué. Il aurait ainsi également facilité le sacrifice de la petite Polyxène, la jeune fille d’Hector. Mais ici, même si ce sont des enfants, il s’agit après tout d’enfants d’ennemis… Ce n’est pas le cas d’Iphigénie, la fille d’Agamemnon, dont le sacrifice (encore un) ne fut permis que grâce à la fourberie d’Ulysse, qui lui fit croire qu’elle allait épouser le grand Achille (qui pris très mal le rôle qu’on lui fit jouer à son insu dans cette sombre affaire… La morale existait donc bien à l’époque).
Ce ne sont donc pas les scrupules qui étouffent Ulysse. Cette capacité à s’extraire de tout référentiel moral pour viser l’action efficace pourrait passer pour une forme de sagesse, mais… Ulysse est susceptible. Et rancunier. Même s’il fit pareil avec Achille, il ne pardonna jamais à Palamède de l’avoir percé à jour lorsqu’il voulait se faire passer pour fou. Et peu nombreux sont ceux qui survivent à la colère ou la méfiance d’Ulysse… Tous les mythes grecs ont été écrits et réécrits des centaines de fois… plein d’histoires et de versions différentes… mais quelques certitudes : Zeus est le plus grand des Dieux, Troie tombe et… Palamède finit mal. Dans certaines versions, Ulysse le tua avec Diomède un jour qu’ils le croisèrent seul (et il faut reconnaître que Diomède, le second des achéens en bravoure après Achille _ mais dont personne n’a jamais loué l’esprit _, qui n’hésite pas à défier les dieux sur le champ de bataille, se retrouve dès qu’il est avec Ulysse à tuer des innocents, endormis ou anonymes qui crient grâce…) ; Dans d’autres versions il fabriqua contre lui de fausses preuves afin de le faire accuser de trahison et exécuter (il aurait ainsi enterré de l’or sous sa tente, écrit une fausse lettre de Priam pour le faire condamner… uniquement des actions dignes d’un gentleman…).
Plus qu’un sage, Ulysse apparait donc comme un pervers narcissique, fourbe, menteur, manipulateur, rancunier, violeur, assassin, tueur d’enfants, sanguinaire… pas vraiment le sage au sens qu’on entend aujourd’hui (ou hier, ou demain, ni même jamais). Son périple compte plus de femmes que de dangers, sa soi-disant détention chez Calypso est plus que suspicieuse… non elle prête à rire !, l’année chez Circée est clairement assumée comme une année de fête et de ripaille pour lui et ses hommes… la pauvre. Il se sort des situations difficiles autant grâce à l’aide des dieux que de sa ruse légendaire et l’attachement que lui porte Athéna ressemble plus à celui de certaines filles pour les bad boys qu’à la reconnaissance par la déesse de la sagesse d’un esprit supérieur… On comprend aisément que dans l’antiquité la légende d’Ulysse était moins dorée que dans la notre. Et soyons bien clair : leurs conceptions du bien et du mal, de la vertu, de l’humanité, de la justice, de la place des femmes, de l’esclavage… sont à sept lieux des nôtres et dans le détail peuvent sembler celles de barbares sanguinaires. Ils ont pourtant reconnu Ulysse pour ce qu’il était…
Le mythe d’Ulysse est toutefois intéressant à un titre particulier : avant l’époque des tragédies, où les Hommes sont prisonniers de leur destin et jugés sur leurs actions, il rappelle que l’on peut faire n’importe quoi, si l’on est favorisé des dieux… En ce sens, Ulysse est LE héros protestant par excellence. Après, le fils de Laërte serait celui de Sisyphe : bon sang ne saurait mentir, et le plus beau de ses tours est bien celui de sa réhabilitation.
Niso d’El Fyss