Il y a bien un peu de magie cachée au fond des câbles aux allures post-apo qui tissent la toile des réseaux. Sais-tu lecteur que l’on peut y faire de « vraies » rencontres? Je veux dire que l’on peut tomber sur des personnes qui s’expriment, avec le courage de celui qui ouvre son cahier de travail comme on ouvrirait son cœur. J’ai trouvé les dessins de Sarah Belmas de cette manière, parce qu’elle avait eu le cran de me les montrer, visiteuse anonyme et à ce titre un peu voyeuse, de son compte Instagram. Ses dessins m’ont donné une impression de vérité, de sincérité, d’universalité. J’ai forcé ma chance en tentant de lui proposer un échange, bien que nous ne nous soyons jamais trouvées l’une en face de l’autre. Abracadabra, magicum netus fictivio, alchimie bizarre qui change en vraie rencontre l’algorithme du média social. J’y vois un signe. Notre monde (ni notre « génération ») n’est peut-être pas si désenchanté. Merci Sarah, pour l’espoir.

Ceci dit, voici le produit de cette rencontre:

VDV-Qui es-tu ? Peu de personnes osent aujourd’hui se présenter comme « artiste ». Te définis-tu
ainsi ? Est-il plus difficile de se définir, justement, sur internet, dans notre monde noyauté et
« résauté » ? Quelle est la place de la création artistique, quelle que soit sa forme, dans ce
monde là ? A travers tes illustrations ou tes photos, quelle place as-tu le sentiment
d’occuper ?


SB: Dernièrement, j’ai vu défiler pas mal d’articles invitant à revisiter la question « qui es-tu » de
manière plus profonde. Alors, je vais répondre hors du traditionnel. Je suis une femme de 34
ans qui essaie de prendre un jour après l’autre, qui ne se projette jamais au-delà du jour même
par pragmatisme mais aussi par besoin de me focaliser de mon mieux sur le moment présent.
Je dessine depuis toute petite, chaque jour de ma vie. J’arrive à me définir comme artiste
depuis peu de temps. Il m’a fallu du temps mais je peux enfin le dire: je suis artiste. Et en
même temps, se définir sur les réseaux est presque devenu une injonction. Qui est-on? Est-il
nécessaire de se mettre des étiquettes? Si oui, est-ce qu’on est tout de même conscient que
quelque fois, ces étiquettes ne disent pas forcément qui l’on est vraiment?
La place de l’artiste sur les réseaux est aussi bien douloureuse que nécessaire. Nécessaire
parce qu’on peut y montrer son travail, avoir des retours et échanger avec des gens
formidables, découvrir des talents qui vous laissent complètement bouchée bée et puis vous
aident à toujours maintenir votre humilité et surtout à toujours vous améliorer. Et
douloureuse parce que tu es face à l’ultra-instantanéité des réseaux, si tu ne publies pas
pendant deux trois jours, tu es déjà aux oubliettes.
En ce qui concerne mon travail, tant pour mes photos que pour mes illustrations, je ne sais
pas trop quelle place j’occupe. Je sais juste que quand je fais ce travail, je suis épanouie, je
suis à ma place. Je suis dans mon élément. Je crois que le juste terme c’est ça: je suis à ma
place.
Je ne trouve aucun sens à l’existence, vivre dans ce monde m’est insupportable. Il n’y a que
l’expression artistique, que ce soit par le dessin ou la photo, qui me donne du sens et un
appétit de vivre insatiable.

sarah belmas illustration

VDV-Qui est Léon ? Est-il une muse ou un démon pour toi ?

S.B: Léon, c’est le koala sans gêne, sans filtre. Il se fiche des conventions, il est épicurien,
grossier, moralisateur, grognon, chiant, mais aussi très affectueux.
Il aime bien me bousculer un peu mon Léon. Puis il sait quelles sont les limites à ne pas
dépenser. Entre nous, c’est l’amour vache. Mais on se le rend bien.

sarah belmas illustration

VDV-Qui sont pour toi Tintin, Mylène, et les autres ? (et à propos de Tintin, les ayants droits
d’Hergé sont très très scrupuleux quant à leur héritage…qu’en penses-tu ? )

S.B: Mylène Farmer est rentrée dans ma vie en 1999 alors que je découvrais le clip de « l’Âme-Stram-Gram » en intégralité sur M6. Du haut de mes 12 ans, j’étais restée bouche bée devant l’histoire de ces deux sœurs jumelles attaquées par des soldats chinois. Je suis tombée en amour pour cette artiste que j’ai découverte audacieuse, indépendante, forte et fragile à la fois, et elle ne m’a plus jamais quittée. On parle beaucoup de la « diva » qui remplit des salles et vend des millions d’albums mais il faut surtout parler de la femme forte, indépendante et
culottée qu’elle est. Elle s’est faite toute seule, elle a toujours fait fi des qu’en-dira-t-on, et en
cela, est une femme très inspirante. Je ne désespère pas un jour de la rencontrer. C’est
impossible, mais comme dit le proverbe; « Il n’y a que les montagnes qui ne se rencontrent
pas. »

sarah belmas illustration MF


Tintin, c’est mon enfance. Tintin, c’est le personnage avec lequel j’ai appris à dessiner et à
lire. Mes premiers souvenirs de vie sont avec lui. Gamine, je remontais mes manches, et me
mettais dans la peau de Tintin et m’inventais mille histoires où j’étais le reporter à la houppe.
Tintin, c’est toute ma vie. C’est fort à dire car Hergé lui-même disait qu’il avait mis toute sa
vie dans Tintin. C’est rigolo parce que quand on grandit et qu’on aime toujours Tintin, on
s’attache à des personnages dont on ne saisit pas la subtilité quand on est gamin. Le capitaine
Haddock représente l’humain dans ses failles, ses forces, ses défauts incorrigibles et ses
qualités profondes. C’est le marin agressif qui va vous sermonner le matin que vous faites
n’importe quoi, affirmant qu’il ne vous suivra pas dans vos péripéties et qui, l’après-midi
même, vous suivra dans votre folie, en ayant trouvé au préalable une équipe pour vous
seconder (cf. « Tintin au Tibet » qui révèle tellement la loyauté puissante de Haddock envers
Tintin).
Allan, l’un des personnages de Tintin, est très récurrent dans mes dessins pour des raisons
que je laisserai mystérieuses…
En ce qui concerne les ayants droits de Hergé, pendant de longues années, j’étais comme
beaucoup de tintinophiles: je pensais que l’œuvre appartenait à son créateur. D’autant que
Hergé a littéralement consacré toute sa vie à Tintin, je comprends donc le désir farouche de
préserver son œuvre, mais pas à ce point-là. Car Tintin était un personnage populaire. Il est
devenu un produit de luxe. La cible du merchandising, ce sont les collectionneurs, et le
moindre hommage envers Tintin (commercial) est poursuivi en justice. Heureusement, il
reste les fans arts qui pullulent sur le net et tout cela vient à se faire une réflexion qui est une
question grandement ouverte: après son décès, un auteur peut-il encore être le propriétaire
définitif de son.ses personnages ? Je pense que les ayants-droits devraient laisser la porte
ouverte aux artistes qui auraient des choses intéressantes à proposer pour Tintin.

VDV-Lorsque tu crée quelque chose, toutes les étapes sont-elles épanouissantes, faciles ou
plaisantes ? Je voudrais plus particulièrement savoir ce qu’il en est du moment où tu es
inspiré, au commencement disons, et puis à la fin, ce qu’il en est du moment où les regards se
portent sur ce que tu as créé. Comment vis tu la mise à nue –relative sans doute- que suppose
le fait d’être lue, vue, achetée même ? Comment as-tu vécu les rencontres avec des lecteurs
en librairie ou sur des salons
?

S.B: Je me file des objectifs quand je dessine, et il faut savoir que pour chacun de mes dessins, je
ne suis jamais satisfaite. Jamais. Le processus de création est hyper agréable et aussi très très épuisant. Je peux passer parfois plus de 4 heures sur un seul dessin. Parfois, j’ai l’impression de donner un bout de peau, ou un bout de chair. J’ose la comparaison à l’accouchement. On accouche de quelque chose. Depuis que mon premier roman graphique « Lever l’ancre » est sorti, je dis souvent que c’est mon bébé. Je trouvais cela même un peu stupide de dire d’un
livre, d’un disque ou de toute autre création artistique que c’est le bébé du créateur mais il m’a fallu sortir un bouquin pour réellement comprendre ce que cela signifie.
Sortir un livre qui parle ouvertement de dépression et qui est exclusivement en noir et blanc était un pari risqué mais c’est ce que je voulais faire, c’est ce que j’avais envie de raconter.
Les quelques retours que j’ai eus sur ce livre m’ont agréablement surprise. Dernièrement, j’ai fait le festival de BD de Montalivet et j’ai compris à quel point la thématique de la dépression, au-delà de toucher les gens, est une thématique abordée et réellement prise en considération. Quelques personnes m’ont dit être touchée par mon livre, traversant elles-mêmes des phases dépressives et c’est là que tu réalises le pouvoir que tu as de transmettre des choses par ton expression artistique. Et tu te dis que tu dois continuer, parce que l’art, comme tout autre moyen, guide, appuie et soutient les gens. Le fait d’être lue et achetée est une reconnaissance, quelque chose qui me pousse à ne rien lâcher. Et à continuer de dessiner.
J’ai des projets dont je ne peux pour le moment pas parler, mais je compte bien m’accrocher
et publier davantage.
En même temps, je ne suis pas grisée. Ni blasée. Sans rentrer dans les détails, les évènements de la vie font qu’on considère les choses avec un regard différent. Tellement de gens m’ont dit: « C’est super, tu sors un bouquin, tu vas faire le festival de BD d’Angoulême, tu vas devenir une star ! » et c’est là que j’ai compris l’immense décalage entre la vision des autres et ma vision à moi. Etre autrice de bande dessinée est précaire. Les 3/4 des auteurs de bande
dessinée touchent le RSA, c’est une réalité que je veux rappeler et qui est oubliée du commun
des mortels. J’exerce un métier lui-même terriblement précaire. Donc on est très loin de ce
que les gens fantasment.
Les rencontres en festivals sont belles, touchantes, déroutantes. Je suis extrêmement timide,
sauvage et réservée, il me faut du temps pour aller vers les autres, échanger et partager avec
eux. Et là, dans les festivals, tu as des gens qui viennent à toi, tu leur expliques le message de
ton livre, tu échanges avec eux. C’est juste fantastique. Je tiens aussi à dire que les quelques
petits festivals que j’ai faits m’ont permise de rencontrer d’autres auteurs, adorables, dans
cette même démarche d’humilité et de plaisir à échanger avec les autres.

sarah belmas illustration

VDV -C’est un peu un lieu commun mais l’idée romantique selon laquelle la souffrance est plus
inspirante que le bonheur, te parle-t-elle ? Y a-t-il quelque chose d’apparenté à la honte, ou
du moins à une forme de malaise lorsque ce sont nos émotions négatives qui nous poussent à
créer et à s’exposer aux autres sous ce jour douloureux ?


S.B: Je me souviens d’une chanson de Zazie qui était sorti en 2003 (« Sur toi ») où elle dit « on
n’écrit pas sur ce qu’on aime, sur ce qui ne pose pas de problème », et c’est quelque chose
qui m’a toujours sidérée. Et pourtant c’est commun dans le milieu artistique de valoriser la
douleur, le mal-être et d’en faire un espace de créativité immense mais j’aimerais désacraliser
cette image. Si l’art est un formidable exutoire sur ce qui ronge, on ne doit pas s’y complaire.
J’aime l’art qui pleure, qui déchire, qui remue, qui fait rire, qui fait rêver, sourire…. Je fais le
pari que le bonheur comme la souffrance sont deux sources riches d’inspiration. Je pense que
le danger est de considérer qu’il existe deux notions binaires, la douleur et la douceur. Il
existe un entre deux, c’est ce que j’évoque aussi dans « Lever l’ancre ». Je pense qu’il faut
urgemment désacraliser le mal être et laisser tout autant de saveur et d’importance à la
douceur, au bien-être. Parce qu’à force de glamouriser la douleur, on se tourne vers le cynisme,
qui lui-même devient de la dépression et toute tentative d’optimisme, d’idéalisme est perçue
comme naïve et infantile. Je trouve que c’est extrêmement grave. La douleur ne fait pas
bouger les lignes. Alors que l’espoir si.

VDV -As-tu des routines de travail ? Des habitudes ? Ces routines, si elles existent, rapprochent-elles l’artiste de l’artisan ? Comment fais-tu face aux moments un peu vides, dans lesquels
l’inspiration ne vient pas, si cela t’arrive ?

S.B: Comme je ne vis (pour le moment) pas de mes dessins, j’ai la chance d’avoir un métier à côté
qui me laisse du temps pour travailler mes dessins.
Ma routine, c’est de dessiner dès le réveil et ne relever la tête que pour manger ou dormir.
Dessiner m’anime. Quand l’inspiration ne vient pas, je ne me force pas. C’est qu’il faut
s’arrêter, se renouveler, regarder le travail des autres, chercher une lecture, une rencontre, un
moment, une émotion qui va éveiller quelque chose en soi qui te dira: « J’ai envie de dessiner
ça, j’ai envie de parler de ça.
»

Pour se procurer « Lever l’ancre » il suffit de le commander n’importe où, sur le site de Cultura, ou
directement en cliquant sur ce lien:

https://cac3d.com/fr/roman-graphique/269-lever-lancre-9782491066055.html

Pour suivre le travail de Sarah, tu peux aussi aller sur Instagram :

https://www.instagram.com/sarah_belmas_illustration/

Et pour jeter un œil sur quelques photos de Sarah, c’est juste là :

https://sarah-belmas-photographe.format.com/