(attention spoil…je vais raconter la fin du livre dès la premier paragraphe!)
Dans les angles et les replis de ma mémoire, comme une lourde étoffe moirée dont seules les crêtes froissées brilleraient, masquant par leur éclat et les ombres enfouies la forme et le dessin d’ensemble, Salammbô était une histoire d’amour mystique. Salammbô était la femme qui expose toutes les femmes, elle était vraiment Tanit. Mâtho était une brute sensible de western, un beau gosse un peu sale et violent, adorateur aux grosses paluches, qui ne saccage la divinité qu’à force de l’aimer. Et Flaubert, quand j’avais 20 ans, me parlait de leur amour métaphysique, qui sentait l’ambre et la cannelle et d’autres parfums lourds qui ne pèsent rien mais qui, sans doute, ont une couleur, celle des icônes de Byzance. J’avais lu cette oeuvre comme s’il s’était agit d’une tragédie grecque, et quoique cela me paraisse aujourd’hui l’ultime preuve de mon incompréhension, je ne crois pas que cette lecture soit pourtant « fausse ». A la fin tout le monde (c’est-à-dire Mâtho et Salammbô) meurt, et le lecteur savait bien qu’il devait en être ainsi. Ils ont touché le manteau de la déesse, celui que nul ne peut seulement voir, et s’il est bien vrai que l’amour vrai est un mystère, eux qui l’avaient connu ne pouvait y survivre.
« Ainsi mourut la fille d’Hamilcar pour avoir touché au manteau de Tanit ».
Dans le flot des mots, des pages et des livres, comme des morceaux de sucre à dissoudre dans l’existence, jamais je n’avais pu me résoudre à lire une seconde fois, à moitié par crainte d’être déçue, mais aussi par crainte de manquer de nouvelles histoires. Avec une avidité de consommatrice, je voulais du neuf pour mieux mettre sous une cloche de verre l’ancien. Cette fois-ci pourtant, j’ai relu. Salammbô n’est plus une histoire d’amour éthérée. C’est bien au contraire une histoire de corps déchirés, de sang chaud répandu, de guerre et de mort qui n’ont rien du beau crime, mais qui font de la chair une héroïne sublime et faillible, qui s’ouvre et qui éclate comme un simple fruit; les éléphants la piétine d’ailleurs. Flaubert à présent me parle du Désir. Désir d’argent et de pouvoir (dire que j’avais oublié Spendius!) d’abord de cette Carthage indécente, qui exhibe ses possessions et ses raffinements, tout en enfermant ses trésors. Désir de la femme, qui vient en même temps qu’un désir d’ivresse, d’excès et de liberté. Désir de mort enfin et partout. C’est la subversion que porte le désir. Cet incroyable récit me semble aujourd’hui être l’exact contraire de ce qu’avait fait Sade. Des commentateurs contemporains de Flaubert, choqués qu’ils étaient par la fureur de Salammbô, l’accusait de succomber à l’influence du marquis, et rien ne me paraît plus faux. Dans Sade, le désir est une fanfreluche au service de l’homme-tout-puissant, dévoreur des mondes et de ses limites, c’est-à-dire auto cannibale. Dans Salammbô, il y a cette force au fond de nos entrailles, qui ne correspond à rien, qui ne se plie à rien, qui fixe à tout instant les frontières de nos beautés et de nos crasses. Le désir est subversif parce qu’il met à genoux les barbares comme les civilisés, les pauvres et les puissants, les faibles et les forts, les forts surtout. Il n’est pas soumis à l’égoïsme mais il le dépasse, et il limite au contraire le corps à chacun de ses membres.
Ce n’est pas par punition dévote qu’il faut mourir lorsque le voile de Tanit est soulevé, mais c’est par l’effet macabre d’une décision politique qui n’a rien de l’évidence tragique, mais qui au contraire devrait soulever les cœurs et les gonfler de révolte.
Quand le moment sera venu de relire à nouveau, la vérité nouvelle que me dévoilera le manteau de la déesse sera peut-être bien de celle qui font frémir les gouvernements, mais il faudra encore l’assumer.
Valériane Des Voiles
illustration: photographie de la couverture de Salammbô, dessin de Léon Bakst, collection le livre de poche.
Quel plus beau cadeau peut-on avoir que se redonner des nouveaux yeux et voir chaque fois une nouvelle chose, qui émerveille, qui effraie ou qui questionne?
Ca me fait penser à mon auteur du moment (même si ton texte diffère dans le propos):
» On était censé changer les choses
Depuis quand les choses nous ont changés?
On était censé rien faire comme les autres
Est-ce que tout l’monde mentait? »
Ya un peu de ça, qui est ni une défaite, ni une victoire d’ailleurs à reprendre ses textes fondateurs et voir s’ils ont tenu le coup, si on a tenu le coup, si on se réinvente perpétuellement…
… »Le désir […] limite au contraire le corps à chacun de ses membres »…
Si salammbô évoque seulement l’inassouvi du désir il est effectivement bien cruel je trouve.
C’est toute la question…changer les choses (! c’est une affaire de désir aussi à tous les coups…)
Mais justement un livre n’est peut-être pas tout à fait une chose comme les autres. C’est une chose qui peut te changer, te faire vivre l’invivable, te donner tout ce que tu n’as pas, et te transmettre une expérience impossible…Salammbô est tout cela, mais on en sort pas plus heureux d’être peut-être plus lucide.