à Caro (et à nos chèvres, nos tomates, nos grottes, nos naufrages, nos bouées de sauvetage, nos contemplations, nos fous rires)
Quelques notes de musique sonnent, sur un thème plat mais identifiable entre mille. Un homme aux sourcils proéminents tasse ses fiches et s’éclaircit la voix. Il fixe la caméra, et 3…2…1:
« Mesdames et Messieurs, bonsoir! »
Jusqu’ici il lit son prompteur. On peut s’en féliciter.
« Le gros titre ce soir…. »
Il marque un temps d’arrêt. Une seconde, grosse et dense comme une pierre de taille dans le gosier d’un tout petit canari, s’écoule très difficilement. Une autre encore, et ce silence sonne faux dans l’orchestre télévisuel de la saturation sonore perpétuelle. Une nouvelle seconde file et c’en est trop, et tout le monde s’affole, et personne, ni Carina Senfaill, directrice de l’édition du 20h, amante occasionnelle du corps qui accompagne les deux énormes sourcils, ni même Ignatus Rodolola-Vuitton, le président de la chaîne France 789, ne sait ce qu’il se passe. Dans l’oreillette de l’homme à forte pilosité faciale, les voix s’affolent, et s’emmêlent. Peut-être cela lui cause-t-il un acouphène.
« Mes parents fêtent aujourd’hui leur 34 ans de mariage. Ils s’aiment et prennent du poisson au restaurant. »
Ignatus Rodolola-Vuitton, anxieux se rassérène quelque peu dans une moue dubitative…ce genre de niaiserie pourrait bien faire grimper l’audimat en humanisant les employés de la chaîne. Les nouvelles qui sont au menu de ce soir n’en seront que plus tragiquement grandioses, parce qu’elles seront annoncées par un bon fils un tantinet larmoyant. C’est tout à fait positif: un peu d’amour pour mieux passer ensuite aux morts, et en apprécier toute la saveur mélodramatique mais lointaine.
Gros sourcils continue, en parlant vite, comme s’il n’avait plus le temps de ménager ses effets : « 108 pays ne sont pas en guerre et au Boutan, la fête du petit village de JKgbehiyfie s’organise autour de trois lampions colorés. La rivière dite « du petit pont » n’est pas polluée et un groupe de baleines a été aperçu près du bassin d’Arcachon.
Les voiles de 304569 petits bateaux se sont emplies de vent, comme prévu. Ils ont été portés là où il voulaient aller, et 12995 d’entre eux ont pêché de beaux poissons d’argent. »
Pas possible! Cette fois ci le présentateur vedette craque, c’est certain…les spectateurs médusés, se demandent quels psychotropes ont pu faire de leur oiseau de mauvais augure préféré cette poulette de guimauve. Certains d’entre eux en prendrait bien un peu…Ignatus Rodolola-Vuitton se demande quelles seront les conséquences d’un scandale sanitaire révélé au cœur de sa chaîne. Il calcule vite: il vendra plus et mieux son journal devenu polémique, et il vendra encore les plates excuses de son porte parole aux gros sourcils. A long terme, il pourra vendre aussi des espaces de publicités à des marques de déstressants, homéopathiques-bien sûr.
« La famille Pimpouillac s’est agrandie.L’enfant est né le même jour que son petit voisin. Ils seront amis et heureux. Un homme a chuté, mais il s’est envolé. Il a virevolté un instant dans un spectre de Broken, avant de laisser la terre là où elle est. Au début, ceux qui l’accompagnaient dans cette longue ascension ont été tristes. Mais à présent, ils savent que c’était la seule façon pour eux tous d’atteindre le sommet.
Des fleurs ont explosés dans les jardins, laissant aller au vent leurs pétales et embaumant l’air. Si fort qu’on se serait pris pour des papillons. Les cerises ont mûries et l’eau des lacs est si limpide qu’elle paraît cacher un petit soleil.
Des lunettes polarisantes permettent de voir les poissons sous l’eau et sans lunettes on voit les oiseaux dans l’air. »
Cette attitude commence à bien faire! Les drogues ne sont plus ce qu’elles étaient!
Plusieurs spectateurs ont zappés, pour savoir si les 50 suicidés du jour se sont bien taillés les veines, et le pdg visualise en direct la courbe finalement bel et bien descendante de son audimat. Qu’on le fasse taire!
« Il y a des drames, mais il y a la vie. »
-Coupé!
Putain, David, mais qu’est-ce que tu fous?
-Je deviens non-Journaliste!
Valériane Des Voiles
illustration: Un jardin pour le non-journal (les mauvaises langues diront que c’est un jardin de pavots et elles auront tout faux: ce sont des eschscholtzias…bon ok c’est un genre de pavot!)