-« Putain J., regarde-moi ! Regarde-moi dans les yeux ! J’vais te dire mon pote : t’es complètement à côté de la plaque ! »
D. flippait, fatigué d’avoir entendu J., son quasi-fils, son alter des soirées au tripot et des autres, débiter ses conneries toute la nuit. Après avoir bondi sur ses jambes, il était retombé dans son antique fauteuil club défoncé, qui puait la chèvre depuis dix ans. Il toisait son ami, ce mec qui avait toujours été là, mais qu’il ne comprenait pas. Ce qu’il pouvait être con !
J., docile ou simplement ailleurs, résolu et inébranlable, obéissait et regardait vraiment dans les yeux de D. Il savait à quel point il avait raison. D., c’était un chic type, un homme qui avait ce don particulier de vouloir bien faire. D. croyait à la justice, à l’amour et à tout le reste. Il savait faire ce qu’il faut, ni plus, ni moins. Alors qu’ordinairement, chacun se place au centre de son monde, et n’envisage les possibles qu’à partir de sa pomme, D. savait voir le monde des autres. Parce qu’ils avaient grandi ensembles, parce qu’ils partageaient le même quotidien merdique de leur boite de BTP, parce qu’ils allaient au même bar, D. connaissait J.. Il espérait peut-être même sauver J.
J. sentait bien qu’il était à côté, de la plaque, du réel, de l’univers…c’était vrai. Et justement, c’était cette vérité qui le poussait à réaliser son incroyable projet. J. faisait lui-même le constat de son incapacité à filer droit, et il ne s’en voulait même pas. Il avait l’impression d’être fichu comme ça, de traviole. Il aurait été aussi impossible pour lui de faire comme tout le monde, que pour un poulpe de se curer le nez. Plus jeune, il avait bien essayé, deux ou trois fois, et parce que sa sainte mère se faisait des soucis, d’avoir les mêmes idées que les autres, de se comporter comme les autres, pour être comme les autres. Ça n’avait rien donné.
Rien ne valait pour lui la liberté qu’il sentait quand il jouait ses notes en dehors de la partition. Comme dans un morceau de free-style, le son du piano lui paraissait plus beau sur le bois que sur les touches. Sa mélodie à lui n’était pas celle du bonheur. C’était pas celle de l’harmonie. C’était du bruit, c’était des « Boum!!! », des « cracs » et d’autres sons impossibles à identifier. C’était des notes carrées.
La plupart du temps, J. aimait ça. Etre à côté de la plaque était une fierté, mais ne pas savoir à quel point était une lancinante douleur.
De sa voix grave et éraillée par la bière et le tabac, par les insomnies et par les paroles qu’il avait tût, il prononçait ses mots, calme comme un sphinx aviné et superbe.
-« ouais, à côté… je l’ai toujours été. Et ça a pas l’air parti pour s’arranger. Mais on ne sait pas de combien de centimètres ou de mètres je suis à côté. Si ça se trouve je suis juste un peu décalé. Je suis peut-être rien d’autre qu’un énième exemplaire du paumé, du déclassé qui se justifie en accusant la société. Peut-être qu’au fond on est des milliers à pas se sentir fait pour cette planète! Et ça…ben ça…ça me flingue mon pote! J’veux pas être le stéréotype du marginal. J’veux pas être un gars qui tombe sur son double dans le métro! Je peux pas! J’ai besoin de savoir jusqu’où…jusqu’où je suis à côté.
J’ai besoin de savoir. A quel point suis-je timbré ? J’ai besoin de savoir s’il y a des mesures de l’autre côté de cette foutue barrière blanche ».
-« ok! Je peux comprendre ça…mais bon dieu ton projet…c’est pas humain! T’as pas le droit de faire ça! Tu peux pas juste …j’sais pas moi, faire un trip dans la jungle ou…un concours de bouffe! Tes limites tu les trouveras mec! J’te le dis! Mais ton idée là…c’est de la connerie! »
J., prêt à tout, continuait de soutenir le regard de D.. Il irait jusqu’au bout.
Valériane Des Voiles