Partie 1 : Le pauvre

Raymond travaille dans une grande entreprise pharmaceutique. Pour un salaire de misère, il trie huit heures par jour des médicaments sur un tapis roulant. C’est un travail usant, qu’il pratique depuis plus de vingt ans et qu’il doit pratiquer encore le même nombre d’années s’il veut toucher une retraite. A l’heure où le spectre du chômage est agité devant les salariés, Raymond est fier de conserver son travail. C’est un sale boulot mais il faut bien vivre.
Raymond a une famille. C’est pour elle qu’il travaille. Il faut qu’il nourrisse sa femme et ses trois enfants qui grandissent et dont il faut assurer les frais. Il doit aussi payer le loyer et les factures qui ne cessent d’augmenter. Pour pallier à ce manque de moyen financier, sa femme fait le ménage chez des particuliers plus riche qu’elle. Chaque dimanche Raymond achète un ticket de la française des jeux. En grattant fébrilement le ticket, il lui arrive de rêver à une autre vie. En attendant les temps sont durs et la voiture vient de rendre l’âme.
Raymond est épuisé. Il rentre tard dans un état physique et nerveux qui inquiète sa femme. La cadence de travail a encore augmenté en raison de la concurrence. La menace d’un nouveau plan social et d’une délocalisation force la productivité du salarié qui veut conserver sa place. En rentrant chez lui, Raymond n’a que la force de s’écrouler devant son téléviseur qui lui sert cette soupe insipide dont il aime se délecter. Pendant qu’il se gave d’images, les enfants se disputent bruyamment et sa femme, qui a encore pris du poids, prépare le dîner. Son seul désir une fois le repas terminé est d’aller se coucher pour enfin se reposer. Sa femme regarde l’émission de variétés du soir avant de le rejoindre discrètement. Le devoir conjugal est une nouvelle fois repoussé à plus tard.
Raymond est alcoolique. Au boulot, les pauses sont souvent agrémentées de petites gorgées de liqueur qui lui redonnent du cœur à l’ouvrage et qui lui permettent d’oublier les conditions de travail chaque jour un peu plus désastreuses. Le soir, avant de s’effondrer dans la tiédeur molle du canapé et de retourner à une vie de famille qu’il aurait préféré meilleure, il ne manque pas d’aller boire un coup au bistrot avec les copains et de refaire le monde. Lors du souper, une bouteille de vin de table est la dose minimum lui permettant de supporter le fait d’être considéré comme un étranger par ses propres enfants.
Raymond est un con. Son travail répétitif et la télévision dont il abuse l’abrutissent. Incompréhension, intolérance et insécurité s’enracinent chaque jour un peu plus dans son esprit. Ses collègues, ses supérieurs, ses copains de comptoir et TF1 le confortent chaque jour un peu plus dans une idéologie nauséeuse.
Raymond a une tumeur. Au début, il pensait que sa fatigue extrême et ses troubles de la vision étaient dus au stress et à la pénibilité de son travail. Des médecins à l’air compatissant soutiennent qu’ils auraient éventuellement pu opérer si Raymond s’était alarmé plus tôt.
Raymond va mourir. Aujourd’hui, quand un quelconque homme politique annonce sur le téléviseur de sa chambre d’hôpital que le travail c’est la santé et qu’il faut le revaloriser, Raymond et sa famille se permettent de s’offusquer.

 

Partie 2 : Le classe moyenne

Cyril est cadre dans une grande agence publicitaire. Chaque jour il se doit de trouver des partenaires et des financements pour cette agence qui peine à maintenir la tête hors de l’eau. C’est un travail difficile qu’il pratique depuis peu de temps. Il met beaucoup d’enthousiasme et de bonne volonté pour réussir et pour conserver cette place tant convoitée par ses collègues. A l’heure où le spectre du chômage est agité devant les travailleurs, Cyril est fier d’avoir pu accéder à son rang grâce à sa combativité et ses études supérieures. Il n’y a pas de secrets, pour avoir de l’argent, il faut travailler dur et jouer des coudes.
Cyril n’a pas de famille. A trente trois ans, il s’estime encore trop jeune pour en fonder une et préfère mener une vie à cent à l’heure. Il aime passer ses soirées dans les bars et discothèques branchés de la ville où il peut trouver une proie féminine pour la nuit. Il vient d’acheter un appartement en plein centre ville mais il l’aurait préféré plus grand. La crise du logement bat son plein et un seul salaire, même avec des primes, est parfois juste pour assumer une vie citadine. Heureusement, son patron, à la fois mentor et père de substitution, lui a promis une promotion. En attendant, les temps sont durs et l’écran géant full HD vient de rendre l’âme.
Cyril est épuisé. Ses heures supplémentaires ne se comptent plus et le font rentrer tard le soir. Sa vie menée à un train d’enfer et ses impératifs de travail l’usent à petit feu. Ses débauches nocturnes n’arrangent rien. Cette absence de temps mort lui fait prendre conscience que la retraite est encore loin et qu’il va falloir être endurant. Les soirs où il est trop épuisé pour sortir, il regarde un film en mangeant une pizza ou des nouilles instantanées.
Cyril est cocaïnomane. Au travail, les pauses café sont souvent agrémentées d’un petit rail pris dans les toilettes. Cela lui permet d’évacuer le stress d’un travail trop exigeant et de tenir ses horaires démentiels sans flancher. Chaque soir, Cyril reprend encore un peu de cocaïne pour repousser la fatigue et pour ainsi pouvoir profiter de son trop rare temps libre.
Cyril est un con. Son travail lui a appris à ne faire confiance à personne et ses vrais amis se comptent sur les doigts d’une main. Convaincu de sa réussite et de l’intelligence que cela implique, il méprise toutes les personnes n’ayant pas le bon goût de trimmer et de gagner autant d’argent que lui. Il n’arrive pas à concevoir que l’on puisse penser aux autres avant de penser à ses propres intérêts. L’appât du gain, les préjugés et son insensibilité le confortent chaque jour dans une idéologie élitiste.
Cyril a le cœur fragile. Sa vie menée tambour battant et la drogue dont il abuse ont grandement contribué à le fragiliser. Lorsqu’il ressent des pics de douleurs dans sa poitrine, il se persuade que ce ne sont que des points de côté ou des névralgies.
Cyril va mourir. Aujourd’hui, son renvoi pour résultats insuffisants a suffit pour provoquer un infarctus. Tandis qu’il sent sa vie lui échapper, Cyril, dans un dernier gargouillis, se permet d’insulter son patron.

 

Partie 3 : Le riche

Jean-Marc est PDG d’une grande chaîne de supermarchés. Chaque jour, il surveille méticuleusement toutes les évolutions et statistiques de son empire et réfléchit à un moyen d’asseoir un peu plus son pouvoir. C’est un travail difficile qui ne tolère pas la moindre faute : la plus petite erreur de stratégie commerciale peut se chiffrer à plusieurs dizaines de milliers d’euros. A l’heure où le spectre du chômage est agité devant les travailleurs, Jean-Marc se dit choqué de payer autant de charges sociales et affirme qu’il pourrait embaucher si le code du travail était remodelé selon les exigences du patronat. Pour faire des affaires, il faut exiger toujours plus et savoir saisir la moindre opportunité.
Jean-Marc a plusieurs familles. Marié deux fois et divorcé deux fois également, il possède cinq enfants, dont un illégitime qui ne connaîtra jamais son père. Ses ex-femmes et ses enfants ne le voient plus mais les pensions exorbitantes que Jean-Marc doit leur verser chaque mois ont grandement contribué à le dissuader de se remarier une troisième fois. Il se contente désormais de sa secrétaire mais surtout des soirées très privées qu’il organise dans sa propriété. La prochaine devrait avoir lieu dans un château viticole girondin qu’il est en passe d’acquérir s’il réussit à réunir l’argent nécessaire pour réaliser son projet. En attendant, les temps sont durs et il va encore falloir licencier.
Jean-Marc est épuisé. Il est partout et nulle part à la fois et n’arrive plus à délimiter ni à distinguer la vie de son travail. Son rythme effréné, ses lourdes responsabilités et sa dépendance au pouvoir le mettent dans une position inconfortable où la moindre erreur peut lui être fatale. Les actionnaires exigent des comptes et peuvent à tout moment demander sa démission. S’il veut conserver sa place, son argent et son prestige, Jean-Marc doit redoubler ses efforts et agir efficacement en cas d’imprévu.
Jean-Marc est masochiste. Etre à son tour livré au bon vouloir d’un maître impitoyable l’excite, le fait se sentir vivant et représente pour lui le seul moyen de sortir de son rôle. Lors des soirées très spéciales organisées dans ses propriétés, il lui arrive de frôler la mort au comble de l’orgasme.
Jean-Marc est un con. Son travail l’a transformé en une machine à fric vouée à ses propres intérêts. Les autres ne l’intéressent pas, sauf s’il est possible de les utiliser, et seul l’argent ou la souffrance physique parviennent encore à animer son visage d’une grimace ressemblant à un sourire. Le simple fait de ne plus croire en rien sauf au pouvoir de l’argent le conforte chaque jour dans une idéologie nihiliste.
Jean-Marc est dépressif. Il a toujours considéré l’adage L’argent ne fait pas le bonheur comme une ineptie inventée pour rendre la pauvreté plus supportable, mais force est de constater qu’il a construit son propre malheur et s’est isolé dans une cage dorée où son existence même lui est devenue intolérable.
Jean-Marc va mourir. Aujourd’hui, avant d’appuyer sur la détente du revolver appuyé sur sa tempe, il pense à son successeur. Lorsqu’il imagine la tête que celui-ci fera en découvrant les chiffres maquillés de l’entreprise qui va droit à la faillite, Jean-Marc se permet, pour la première fois depuis bien longtemps, de rire franchement.

Romain Pierrot

Author Auteur Invité

More posts by Auteur Invité

Join the discussion One Comment

  • Merci de dénoncer ce nihilisme qui assassine dans tous les milieux. Merci de laisser une petite porte ouverte, in extremis, au rire ou à la colère, à la furie ou à l’abandon, aux émotions qui remettent l’homme dans son monde. Merci ^^