La première fois que je l’ai vue, c’était une femme souffrante. La mort n’était pas une allégorie; elle n’était pas un squelette. C’était une femme, et dans sa chair elle souffrait. Elle gémissait, et avec ses deux yeux, elle me fixait, comme si elle avait encore quelque chose à dire de capital, un secret à livrer. Ou comme si, peut-être, elle me prenait pour quelqu’un d’autre, quelqu’un qu’elle aimait ou qu’elle haïssait. Son corps allongé, tordu, faible, drogué pour lutter en vain contre la douleur, tourmenté s’amenuisait, mais ses yeux vibraient. Ils avaient tant à dire, et nous ne pouvions pas les comprendre. Nous sentions qu’ils s’adressaient à nous. Et rien de plus. Tout le reste s’échappait déjà. Personne ne peut comprendre les paroles de ces yeux.

Une autre fois, plus tôt encore, j’avais cru voir la mort. C’était une femme aussi. Avec sa chair aussi. Mais ça n’avait pas été la mort; pas encore. Et un peu plus tard, la mort c’était un chien noir. Lui aussi il souffrait. La lente agonie d’un chien que l’on aime. C’est ça la mort.

Une autre fois, la mort avait pris la forme d’une chute. Un homme était tombé. Voilà tout. La mort c’était une montagne, un courant d’air, un paysage grandiose, grand à l’infini, un ciel blanc, une roche noire. La mort c’était un dernier mot. C’était un seul faux pas.

Plus tard, la mort était un petit papillon commun, qui s’était écrasé sur mon pare-brise. Il volait, jaune clair, avant d’être aspiré par la vitesse avec laquelle les voitures circulaient. Sa trajectoire a vrillé. Mille autres fois, des papillons, ou d’autres insectes, des animaux plus gros même, volaient au dessus des routes, ou traversaient devant les roues. Mais toutes ces autres fois-là, les mouches, les guêpes, les chats, les crapauds, vivement, avaient évité l’impact. Je ne saurais dire si c’était par chance, ou par la force de la vie qui sait comment il faut vivre, ou si c’était parce que leur corps connaissait le chemin le plus sûr. Les esquives miraculeuses et rapides sont peut-être, à l’échelle d’un papillon, d’une lenteur de joueur d’échec amateur. « Mon aile en B5, et au prochain coup, j’esquive », pense peut-être le moucheron qui voit le pare-brise s’approcher. Le papillon commun, jaune clair, plutôt petit pour un papillon, c’était la mort. Une mort, sans aucune trace de sang, sans un seul os brisé, sans une ride. Un papillon écrasé c’est un peu de poudre au point de l’impact, et deux gouttes d’un liquide transparent qui ressemble à de l’eau juste au dessus, dans la direction qu’a dû prendre le corps minuscule lorsqu’il a éclaté.

Et puis la mort, ce sont les bruits qu’entend une vieille femme veuve. Ces coups secs et brutaux dans les volets, ces masses qui tombent, toujours à la même heure, dans la nuit, c’est la mort de son époux. La mort parfois c’est tout ce qui reste. C’est ceux qui restent.

La mort c’est le rêve d’une femme trop jeune, ou son cauchemar. Quand elle dort, derrière ses paupières closes, il y a des coups de feux. C’est elle que l’on vise, et que l’on touche. Le matin, elle se souvient de tout. C’est ca la mort.

Dernièrement, la mort était un homme bien vivant.

La mort, en tout cas, ce n’est jamais, jamais, un squelette. Ce n’est jamais une ombre. Elle s’attaque seulement aux vivants.

Valériane Des Voiles

illustration: une aurore boréale islandaise floue