Au 13 de la rue Corinne, derrière une porte bleue, vit depuis ce matin Madame Monique Estapile.
Enfin, elle est chez elle!
Le transport de tous les petits cartons dans lesquels les menus objets de sa vie d’avant se sont rangés constituait en lui-même une petite aventure. C’était une de ces comédies de l’existence, qui fait voyager loin celui qui parfois ne fait que traverser sa rue. En trois jours, le passé dans des boîtes et l’avenir partout ailleurs.
Seulement, Monique Estapile n’avait pas tout à fait réalisé que changer d’adresse n’était pas un fait totalement privé. Par un étrange phénomène, proprement para-normal d’ailleurs, le fait de vivre ici plutôt que là supposait un bouleversement social et engendrait donc un devoir Administratif. Trouver son chez-soi douillet ne pouvait être, en ce monde, une quête spirituelle et métaphysique. Il fallait que cela soit aussi un acte citoyen.
L’État, comme une mauvaise fille trop curieuse, mais qui a appris à se tenir, à défaut de pouvoir ouvrir les courriers, demande à tout bouts de chants et à tous leurs papiers…et malheur à celui qui ne les aurait pas mis en règle! Malheur à la pauvre et grosse Madame Estapile, qui découvre ce matin que son auto, encore toute endormie et nimbée des brumes annonciatrices des chaudes journées estivales, est affligée d’un petit coupon jaune-étatique porteur de l’insigne des aimables agents de la police municipale. Monique Estapile a déménagé depuis un peu plus de 48h, mais elle n’a toujours pas mis en règle son « abonnement résident », sésame sacré de tout détenteur citadin de véhicule terrestre à moteur. Elle le savait bien pourtant. La punition, à défaut d’être juste, était prévisible.
Madame Monique Estapile, d’un petit pas qu’elle voudrait rapide, file vers son destin et entre ainsi, de guerre las déjà après 48h30 de vie urbaine, dans un bureau de l’Administration.
-« Bonjour Madame! …Non les « abonnements résidents » ne peuvent être traités d’ici. Voyez le bâtiment en contre-bas. Quelques minutes de marche suffisent à l’atteindre. Bonne journée Madame! ». Monique Estapile, courageuse encore et, il faut bien le dire, pleine de reconnaissance pour ce charmant agent-administratif-portier qui a eu la bonté de lui expliquer où adresser sa demande, se dirige vers le bâtiment indiqué. Et de nouveau, elle entre dans un bureau de l’Administration.
Un ticket portant le numéro L822 lui est remis par un agent-administratif-d’accueil après qu’il lui ait demandé l’objet de sa requête deux fois, parce que la première fois il l’avait aussitôt oublié. Elle s’installe. A côté d’elle, une femme sans âge pleure. En face d’elle, le numéro A008 s’affiche. Elle attend et la femme sans âge pleure, pleure, pleure…jusqu’à ce que finalement, son numéro apparaissent bruyamment sur un tableau d’affichage.
-« Bonjour Madame!…oui c’est ici. Avez vous bien préalablement modifié votre adresse sur les papiers de votre véhicule (puisque non content de demander aux personnes leurs papiers, il est aussi un grand nombre de choses qui ont leurs propres papiers, et il y a même certains papiers qui ont leurs papiers) ?…Oh…vous ne saviez pas? Eh bien je ne peux rien faire pour vous tant que les papiers de votre véhicule ne sont pas modifiés. N’allez pas croire qu’une simple copie de votre bail et votre bonne volonté de vous acquitter du paiement de votre « abonnement résident » suffisent!..;Allons, cela ne vous prendra que quelques minutes, puisque vous pouvez procéder à ce changement en ligne! ». Monique Estapile, vaillante encore, culpabilise un peu de n’avoir pas été mieux renseignée. 52h se sont écoulées depuis son aménagement lorsqu’elle se connecte au site de la préfecture.
Avant tout « clic », Madame Estapile doit répondre à une série de questions capitales s’il en est pour accéder à l’onglet qui lui permettra, si Dieu le veut, de demander à changer l’adresse qui est inscrite sur les papiers de son auto. On lui demande son nom, son prénom, sa date de naissance, sa ville et son département de naissance, puis son adresse actuelle, l’ancienne, la future, ses trois derniers avis d’imposition, les quatre derniers chiffres qu’elle a joué au loto le cas échéant, ou à défaut, le numéro de téléphone de sa maîtresse de CE2, à moins qu’une remplaçante ait officié cette année là, ainsi que les deux premiers numéros de série de sa télévision. Une fois ces simples formalités utiles accomplies, Monique Estapile peut accéder au menu déroulant proposant une série de démarches en ligne. Hésitante, parce que les catégories sont parfois mystérieuses, elle choisit l’onglet « klhfukezhuo » et peut enfin, semble-t-il, opérer le changement d’adresse tant espéré quelques jours plus tôt, mais proche d’être regretté une fois lancé la machine Administrative. Tout concorde, puisque effectivement on demande à Monique Estapile le numéro de sa plaque d’immatriculation ainsi que sa nouvelle adresse (elle l’avait déjà donnée tout à l’heure, mais cela n’avait rien à voir, puisque précédemment c’était à un formulaire d’identification basique et somme toute assez ludique -pourquoi donc n’a-t-elle-pas rit?- qu’elle avait été soumise). Devenue un peu méfiante, Monique valide sa demande et sent en elle monter une angoisse sourde.
Peut-être avait-elle développé, en un temps record de 54h, une connaissance instinctive des rouages de la grande machine? Elle ne fût que modérément surprise lorsque s’afficha le message selon lequel toute demande en ligne devait être précédée d’une inscription sur le site LeGrandFichierFortIndispensableEtNationalDeTousLesGensQuiTententDeMettreAJourLeursPapiersToutAussiFortsIndispensables.net.
Monique, que la fatigue commence à prendre, s’inscrit. Après une nouvelle série de questions variées parce que l’Administration ne manque pas d’imagination, elle accède à un formulaire d’inscription, lequel sans surprise mais avec agacement, ne saurait fonctionner, compte tenu de la « situation citoyenne » de Madame Estapile. Ignorant parfaitement ce à quoi une telle accusation pourrait correspondre, et à vrai dire, ne cherchant absolument pas à percer cette intrigue, qui a dû en épuiser nerveusement plus d’un, Monique se résout à aller elle même à la préfecture, fermée pour le moment, mais ouverte demain ou un jour prochain.
Cela fait 72h qu’elle a pris ses nouveaux quartiers, le temps est clair, et un deuxième coupon jaune a été déposé sur la blanche automobile de Madame Monique Estapile. Ce matin, elle entre d’un pas décidé à la préfecture.
-« Bonjour Madame!…non ici ce n’est pas l’entrée du public, il faut contourner le bâtiment. Seulement quelques minutes de marche… », Monique n’attend pas la suite et file, pressée par un sentiment d’urgence dont elle ignore la source. Il faut faire vite. Nouveau bâtiment. Cette fois-ci personne ne lui donnera de ticket tant qu’elle ne l’aura pas mérité en prenant place dans la file d’attente debout qui donnera ensuite le droit d’attendre assis. Devant elle, une femme maigre est hagarde. Derrière elle, un homme mécontent téléphone. Un agent administratif d’accueil moins aimable que les précédents refuse de donner un ticket à Monique, qui n’a pas rempli le formulaire de demande de ticket. Cela fait 73h que Monique devrait être heureuse de son nouveau logement, et la préfecture va fermer. Monique se contorsionne, dérobe un formulaire, le remplit à la hâte (il n’y a avait que les questions habituelles et Monique a de toute façon enregistré les numéros de toutes ses maîtresses d’écoles, les surnoms de tous les animaux domestiques et tous les codes barres de l’ensemble de son matériel informatique et électro-ménager) et se glisse à nouveau dans la file d’attente. Le même agent administratif d’accueil prend son formulaire, ne le lit pas, et lui demande ce qu’elle veut. Monique s’explique. On lui indique un siège et lui remet un numéro. Elle a le droit d’attendre. Un agent administratif spécialisé note son changement d’adresse. On lui enverra un autocollant pour modifier sa carte grise dans les jours qui viennent, mais on ne peut lui délivrer aucun récépissé permettant de faire ses démarches concernant son « abonnement résident ».
Monique Estapile ne dort plus depuis 80h. Ses yeux un peu exorbités sont devenus brûlant. Il fait 35 degré au numéro 13 de la rue Corinne et dans sa boîte aux lettres, elle découvre l’autocollant magique.
Munie de ces quinze cm de papier, elle se rend de nouveau dans la bâtiment administratif. Un autre agent d’accueil lui délivre cette fois ci du premier coup, mais avec un sourire narquois, le ticket qui lui attribue sa place dans la file d’attente: L5562258. Au tableau, apparaissent en rouge sang les numéros M012. Monique a chaud. Lorsqu’elle essuie la sueur qui dégouline sur son front, elle se brûle au contact de la lave qui s’écoule par ses pores. Elle est pressée, mais elle n’en a plus conscience. C’est une manière d’être à présent. A côté d’elle une femme a peur. Devant elle des enfants fuient. Son tour approche.
-« Bonjour Madame! oui c’est bien ici. Je vais procéder à la création de votre dossier « abonnement résident »! Voilà c’est fait! Vous n’avez plus qu’à vous inscrire en ligne; cela ne prendra que quelques minutes »…
Monique n’est plus elle même. Elle bondit et passe sur le bureau. Une furieuse salve de flammes jaillit d’elle et rôti son interlocutrice administrative ainsi que sa collègue, dont le bureau était un peu proche. L’esprit de Monique ne réalise plus rien. Ne pense plus rien. Les mots « abonnement résident » sont les seuls à traverser encore son cerveau bouillant. Pour satisfaire ce démon, elle se connecte au site indiqué : LeParkingFacileEtGentilEnQuelquesMinutes.org. On lui demande de télécharger l’application pour plus de simplicité et Monique clique sans hésiter, broyée par les 85h qu’elle vient de passer. On lui demande un mot de passe. elle les essaye tous. Aucun ne fonctionne. Elle demande un changement de mot de passe. Mais elle ne peut l’obtenir que par sms après avoir rempli un formulaire destiné à récupérer son numéro de téléphone dans lequel on lui demande notamment le numéro de série du dernier caddie qu’elle a utilisé au supermarché. Le sms ne vient pas. Toute la nuit, Monique le guette, le traque et sue de plus belle. Il fait 50 degrés sous sa mansarde et des charbons ardents jonchent le sol de son petit logement.
Au matin, toujours rien. Ou plutôt si: 92h écoulée, et un nouveau coupon jaune.
Monique appelle le service d’aide, qui par pure méchanceté fait entendre sur son répondeur la musique du fabuleux destin d’Amélie Poulain. Mais Monique sait à présent que cela ne prendra que quelques minutes. Tout son quartier a brûlé. On lui répond. Le site indiqué n’était pas celui valable pour sa ville. Il ne fallait pas s’inscrire sur LeParkingFacileEtGentilEnQuelquesMinutes.org mais sur LeParkingFacileEtTrèsGentilEnQuelquesMinutes.org.
Monique s’exécute. Littéralement.
Elle a obtenu son « abonnement résident ».
Valériane Des Voiles
*Un titre à la manière de « la chasse aux œufs » de Buzzati…je te donne la référence sans la vérifier. A toi, lecteur curieux de contrôler mes dires!