En entrant dans la zone tout est bleu: le mur, le tee-shirt, les lunettes et les yeux. Tout est incroyablement-quasiment- du même bleu, pas ciel, pas cyan, pas océan. Ce bleu doit remplacer le rouge des points qui indiquent que « vous êtes ici » sur les cartes des villes. C’est ainsi que la zone se démarque.
Les livres qui sont là (alors que toi tu es ici…ça va, tu suis?), ont un grand mérite. Ils ne sont pas tout à fait classés…ils sont « dé-genrés » (pour des lecteurs dérangés c’est un subtile plaisir de se laisser aller à fouiner sur ces rayonnages!) m’indique Léo-monsieur-bleu-maître-des-lieux.
Cette idée de faire sauter les catégories traditionnelles est prodigieuse. Qu’importe que Léo dise, avec un ton de regret presque cynique, qu’il a fallu, au fil du temps, reclasser un peu les ouvrages qui devenaient parfois difficilement trouvables…l’idée est fantastique. Elle mérite à elle seule que l’on écrive, pour dire combien cet élan de liberté est précieux.
Imagine un peu….Toi qui as pris l’habitude d’obtenir ce que tu veux en faisant une recherche par mots-clés; toi qui es capable de trouver sur le net en trois cliques et cinq secondes la photo d’un castor zombie en train de dévorer une blonde (il aurait pu la boire!) sur la table rococo d’une salle à manger visiblement familiale…
oui toi! Imagine un site porno sans catégories! Fini la succession de vidéos qui enchaînent tes fantasmes à l’idée qu’un employé se fait quelque part de ce que peut-être une « naughty girl ». Fini la mort de l’imaginaire par l’algorithme! Fini les suggestions par nuage d’étiquettes, par similitudes (l’assimilation de toute manière est une erreur grossière de la logique…quitte à bousiller la logique, fais donc des métaphores!), fini les copies de copies et les récupérateurs!
Sans doute y a-t-il un lien direct entre la définition d’une recherche pornographique et celle d’un livre. Tu ne me crois pas? Mais si!
D’abord, les livres ont été classés, et la décision a été prise qu’un adulte ne pouvait plus sérieusement lire un conte pour enfant, et qu’un enfant ne pouvait pas déjà lire « le désert des tartares »! La décision a été prise que le livre que tu tenais à la main allait t’identifier socialement, et que tu ferais mieux de ne pas trop exhiber « les chants de Maldoror » pour aller en soirée (ça casserait l’ambiance).
Ensuite, ce sont les fantasmes qui ont été catégorisés. Ils ont été d’abord exposés. Fouillés. Triés. Les acceptables, ou ceux qui sont à la mode, et les inacceptables. Les beaux et les sales. On étiquette les rêves des corps comme des échantillons de parfums. Et la curiosité enchaînée se meurt.
Qu’une librairie mette un grain de sable dans ces machinations là, c’est un geste qui mérite l’admiration.
En entrant dans la Zone du dehors, tu sors du cadre et c’est tant mieux.
Valériane des Voiles
ps: Entre deux questions à Léo, je me laissais tentée par une couverture flashy: « Comment ne pas tuer une araignée? « , d’Alex Epstein. Léo me le recommande, tout en m’indiquant que ce livre est étrange (tout pour me plaire quoi!!)…Ses conseils ne pouvaient être plus à propos, puisque ce livre présente une série de textes très brefs, parfois assez mystérieux, souvent drôles ou amers, en tout cas déjantés.
ps encore: Tu peux aussi lire ou relire « La Zone Du Dehors » de Damasio!