C’est l’histoire d’un pastiche. C’est aussi l’histoire d’un cadeau bien choisi. C’est enfin celle d’une réponse.

A la manière du livre d’Adèle Van Reeth, « La vie ordinaire », je vais te raconter l’ordinaire pour moi, qui ne saurait être le même que le sien puisque j’ai la bourgeoisie en moins. C’est une différence de taille. Et pourtant si le pastiche me semble si facile, c’est bien parce que je lui ressemble. Moi aussi j’ai peur de l’ordinaire, de ce qui se répète pour se figer, de ce qui se fixe en collant, de ce qui crève à force d’immobilité, de ce qui s’enlaidit, des chutes programmées, des définitions arrêtées et de tout ce qui se coupe et se compte.

Le goût de la limite

Dans l’eau ou sous de lourdes couvertures, sous un autre corps aussi, ce que j’aime c’est la sensation de la limite. Mon corps s’arrête là où je sens le poids ou l’onde. Il y a le dehors et le dedans. La surface et l’intime. Moralement aussi, j’ai -mais j’aimerais pouvoir mettre cette phrase au passé- le goût de la limite. Les situations bâtardes, les rôles gris, les expériences inavouables, les jeux suspendus, le trouble. Le trouble surtout. L’écriture est un geste paradoxal pour qui craint la ligne claire. Poser un mot, le peser, le choisir au plus près, c’est forcément définir. Je dis une fois pour toutes, bien que l’alibi de la médiocrité me décharge d’une part de responsabilité. J’ai posé ce mot, mais je n’en suis pas fière, ce qui me dispense parfois de l’assumer. Au comble de la mauvaise foi, il y a moi et toute ma sincérité. Et puis j’écris pour personne, puisque lecteur, souvent tu es une figure de l’absence. De cela aussi je fais un alibi. Ecrire, que je le veuille ou non, c’est tracer une ligne qui est la limite de l’expérience. Une jolie forme noire pour faire le contour du vécu blanc. Un rond dans un carré. Et parfois un rond au carré, pour grossir le trait et lui donner de la gueule.

C’est ordinaire, oui, mais être enceinte, c’est vivre une limite inimaginable. Il y a du dehors au dedans. Il y a un nous fondu. Il y a l’espèce qui se multiplie pour toujours. Il y a mon corps qui se dépouille petit à petit du mouvement visible. Il y a les désirs qui se mélangent tous, et font une mélasse grasse. Enceinte, je suis la limite de quelqu’un d’autre.

Plus vite

Enfin, je ne travaille plus. Enfin, je vais pouvoir ralentir. Et pour moi ralentir, c’est vivre comme une ado. Pas celle que j’étais. Un stéréotype d’adolescente plutôt. Je vais en profiter pour manger des pizzas devant un jeu vidéo. Mais l’adolescence n’est pas faite pour durer. Et ça commence. De l’eau coule. J’attends. Je tremble fort, alors que je n’ai pas l’impression d’avoir peur. Quelque chose monte pour que ma fille descende. Elle est pressée, et moi je ne réalise pas. Nous arrivons à la maternité lorsque la sensation devient une forme unique de douleur. C’est une douleur qui est sans souffrance pour moi. Je suis là, je deviens un animal à qui on pose trop de questions. Ce que je veux? La belle affaire. Il n’y a que des hommes confiants pour croire que la volonté a sa place ici. Elle est hors-sujet, littéralement. On me demande le prénom. Avec « H »? Ou sans? J’ai passé neuf mois à penser comme une femme civilisée que le « H » était plus chic, parce que c’était comme Rousseau. Et puis au moment où ma fille vient, le temps n’existe plus, il est celui du rêve d’une bête, une chienne, une louve, une poule, une biche. Le « H » je m’en fous. Qu’on l’enlève, et vite! Plus vite! Faites sauter cette lettre barrée, haute comme un immeuble, imprononçable et si « civilisée ».

Tout se mêle, et elle est sur moi. Je la respire. C’est son odeur qui m’envahit. Plus tard, nous nous regardons. Voici ma fille. Je suis ordinaire, mais pas elle.

La violence

Et puis une pédiatre vient, et prononce ce mot qui pour moi n’aura jamais rien à voir avec mon enfant: « malformation ». Et puis je me sens volée. Le terrible « on » hospitalier, expert froid, ausculte ma fille. On l’examine. On décide de la norme. On me parle une langue que je ne comprends pas. Il faudra l’opérer. Sans blaguer, le chirurgien en chemise hawaïenne me propose de la laisser grandir et d’opérer en janvier. Elle aura trois mois et demi et c’est donc à cet âge que l’on est « grand » selon la médecine. Du haut de mon âge du coup vénérable, j’ai presque l’impression qu’On se fout de moi. C’est une réalité. La violence, c’est toujours le réel.

La vie ordinaire, à vrai dire, je me demande si ce n’est pas celle que formate le confort bourgeois. C’est celle que je crains parfois, parce que j’ai souvent eu le luxe de ce confort, l’argent en moins. Sinon, la vie en vrai, celle qui tâche et fait la trace, elle n’a pas grand chose d’ordinaire. Non je n’attendrai pas avec impatience la nounou à domicile pour boire un café au pied de mon immeuble parisien, et je n’aurai pas pour mission de mettre mes beaux-fils dans un taxi pour l’école. J’attendrai que ma fille accepte que je la dépose, et j’attendrai surtout de laisser mes bras s’ouvrir autour d’elle, pour aller faire pipi. Pour manger assise. J’attendrai et ce sera long. Mes beaux-fils iront à l’école dans la voiture de leur père. Et le trajet sera long, deux fois par jour, puisque nous vivons à la campagne. Ces actes se répètent, ils sont routiniers. Mais ils ne sont pas assez confortables pour devenir ordinaires.

Je n’avais pas prévu de parler « lutte des classes » en parlant de mon expérience de la maternité. Pourtant, c’est précisément ce qui rend le pastiche moins évident. J’imagine qu’il faut une vie douillette pour la trouver ordinaire. Un cocon où le réel est tronqué parce qu’il n’est pas violent. Ma vie a bien tout pour me plaire, et de ma condition, je fait une fierté. Mais le réel auquel je me frotte a sa petite dose de violence. Ce petit contact permanent avec la mort, avec le fragile, avec la faille, avec de nouvelles limites, m’évite l’ennui de la vie ordinaire. Rien n’est assez solide pour que je puisse avoir peur de l’éternité. Je ne l’envie pas non plus. Certainement, les « toujours » me semblent détestables. Heureux hasard: je ne suis pas de ceux qui peuvent y prétendre.

Mon métier

Mon métier aurait pu m’embourgeoiser. Je suis enseignante-chercheuse, et rien que ce titre évoque les vestes de costumes à carreaux, la collection d’incunables, et les lunettes rondes. Je suis enseignante-chercheuse, et devant mes collègues, j’ai l’impression d’être une petite fille. Ce n’est pas tant d’être une femme. C’est de ne pas maîtriser les codes de la bourgeoisie. Il me manque une forme d’assurance et, j’espère, de condescendance. Il me manque aussi la répartie, et le génie. Médiocre touche-à-tout, naïve en prime, ici aussi mes faiblesses sont un bon antidote à la bourgeoisie.

Mon air et mon étoile

La violence fait partie de mon réel, et de celui de millions d’autres. Et c’est notre force, notre façon de sentir nos pieds sur terre. Mon air et mon étoile, je vous aime en douceur, violemment. Vous êtes les mondes qui éloignent « La vie ordinaire » de ma vie ordinaire.

Valériane Des Voiles

illustration: la photo d’un moment peu ordinaire…