Les maîtres russes, toujours, ont cette manière singulière d’exagérer sans être cyniques. Il serait si facile de dire qu’ils sont ironiques, que la vie est dérisoire, et que c’est ce que Dostoïevski ou Tolstoï exposent dans leurs œuvres. Cela serait facile et cela serait à la mode. Il est de bon ton, n’est-ce pas, de croire que rien ne vaut rien, que tout est ridicule, que rien n’a de sens. Eh bien tant pis! soyons fous, et envoyons valser l’air du temps! Dostoïevski n’est pas cynique. L’absurde devient, par ses mots, une tragédie, pleine de sens et de grandes vérités sur la vie. Dans le double, il révèle ainsi l’angoisse que chacun éprouve face à lui-même. Ou plutôt face à l’image de lui-même. Le Double est meilleur que l’original. Il est un reflet rêvé, un idéal, celui que l’on voudrait être et que pourtant on déteste. Le double est terrifiant. Il est étrange. Il est le même pourtant.

Le double que Dostoïevski nous présente, nous le voyons tous les jours. Cette ordure nous suit partout! Quoique l’on fasse, il est là, pour nous montrer ce que l’on aurait dû ou pu faire. Ce double là, c’est notre liberté, et non pas notre alibi! C’est pour cela qu’il nous pèse, comme un masque de cérémonie, lourd et étouffant, et pourtant inévitable, indispensable. Objet de conscience et non oubli de soi, le double est un bourreau aimant. Il ne nous veut rien de mal. Il est simplement là. Campé, droit, supérieur, étranger.

Non, vraiment cela n’a rien d’ironique ou de cynisme. Non vraiment, il n’était pas désabusé, celui qui, avec toute son âme, et au premier degré, a écrit le Double. Il était homme. Homme entier, torturé, moral! Lorsque Mika Antic a choisi ce thème lui-aussi, dans un poème violent, il n’était pas plus cynique. Il n’était pas moins misérable, ni moins superbe. Lorsque « Je est un autre », c’est le poète qui déteint la Vérité. C’est lui qui parle pour nous tous. Qui éclate le réel. Qui dit ce que chacun sent sans oser l’admettre. On peut bien en rire et prendre ces distances, jamais, pourtant, nous ne serons moins proches de cette absurde sens de la vie.

illustration: Ilia Repine, Ils ne l’attendaient pas » (couverture du Double chez Folio)

Pour lire le poème de Mika Antic: Jovana Slijepčević et Anthony Gaudillère, « Traduction de poèmes de Miroslav Antić », Slavica bruxellensia [En ligne], 9 | 2013, mis en ligne le 15 avril 2013, consulté le 14 décembre 2016. URL : http://slavica.revues.org/1322  ; DOI : 10.4000/slavica.1322

Author Valériane Des Voiles

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