La première fois que j’ai rencontré Audrey, elle m’a semblé être une femme-soleil, une flamme vibrante, un authentique serpent qui danse, mais libre. Les quelques échanges qui ont suivi cette rencontre ont été plutôt brefs, directs, vivants, lumineux. Avec son feu, Audrey a fait un spectacle. Avec son feu, elle m’a donné envie de te donner envie. Si tu veux boire à la source du feu, c’est ici.
Redécouvrir Baudelaire :
« La genèse de la création de mon spectacle « Et la Femme créa Baudelaire » date de 2018. J’avais – en raison de mon parcours universitaire et professionnel – une accointance particulière pour Baudelaire dont la lecture des Fleurs du mal et du Spleen de Paris m’avaient absolument transportée lorsque j’étais étudiante. Mais, vingt ans plus tard, à l’heure des mouvements MeToo et Balance Ton porc, j’ai voulu relire l’œuvre de celui qu’on taxait de misogyne pour m’en faire ma propre idée. Je savais que Baudelaire avait une relation aux femmes particulières, qu’elles étaient à la fois idolâtrées mais aussi fustigées, décriées. Certains de ses écrits, dans ses journaux ou ses critiques littéraires et artistiques, pouvaient être féroces à l’égard de ses contemporains et surtout de ses contemporaines. Mais sincèrement « son venin » me semblait aussi éminemment drôle à l’aune de notre époque : « Nous aimons les femmes à proportion qu’elles nous sont plus étrangères. Aimer les femmes intelligentes est un plaisir de pédéraste. » Et que dire de ses propos concernant cette pauvre George Sand qui l’ulcérait ? Il a écrit des horreurs à son endroit. Certes, cela manquait d’élégance mais impossible de ne pas en rire (cf Le Diable et George Sand).
Toujours est-il que reprenant l’intégralité de l’œuvre baudelairienne, j’ai découvert une pépite…qui cette fois ne m’a plus du tout donné l’envie de rire…mais m’a littéralement sidérée, happée : la correspondance entre Baudelaire et sa mère, Caroline Aupick. J’ai découvert derrière le provocateur misogyne (mais ne l’était-il pas tout autant que n’importe quel autre de ses comparses masculins de son temps ?)…un homme tourmenté, soucieux de réussir, complexe, ambivalent, endetté, perdu, souffrant mille maux et surtout…un homme passionnément attaché à sa mère, qui lui refuse cet amour maternel : « Ma chère mère, ma bonne maman, je ne sais que te dire, et j’ai toutes sortes de choses à te dire. D’abord je sens un grand besoin de te voir. […] Ce ne sont pas précisément tes caresses et nos rires que je regrette, c’est je ne sais quoi qui fait que notre mère nous paraît toujours la meilleure des femmes, que ses qualités nous conviennent mieux que les qualités des autres femmes ; Il y a un tel accord entre une mère et son fils ; ils vivent si bien l’un à côté de l’autre […]«
Par le biais de cette correspondance, il lui livrait l’entièreté de ses tourments, se mettait à nu, comme nous dirions aujourd’hui. Il me semblait important de faire quelque chose de cette matière, de la faire découvrir, parce que selon moi, elle avait autant de portée émotionnelle que ses plus beaux poèmes des Fleurs du Mal.
Il y avait donc quelque chose à créer, penser autour de la Femme et de son rôle chez Charles Baudelaire. Aussi, ai-je proposé à la pianiste Anne Wischik, qui elle-même voulait créer un spectacle musical autour de Baudelaire, des extraits de ses correspondances à sa mère et des poèmes qui avaient été composés pour ses muses les plus célèbres (Jeanne Duval, la « Venus noire » ; Sarah dite la Louchette ; Madame Sabatier ; Marie Daubrun etc.). Anne Wischik a composé un programme pianistique essentiellement bâti peu ou prou autour des compositeurs contemporains de Baudelaire (Chopin, Debussy, Satie etc.) et en parfait accord avec la teneur des lettres ou des poèmes. »
Représentation du spectacle :
« Les premières représentations de notre spectacle ont été véritablement des moments de grandes joies pour moi. Des moments intimes aussi.
On évoque souvent la peur de monter sur scène (existante à n’en pas douter et j’en ai évidemment fait la terrible expérience ultérieurement au Festival d’Avignon cet été), mais, peut-être en raison de l’inconscience du débutant, je n’ai pas ressenti immédiatement cette peur du jugement lors des premières représentations, mais plutôt celle de ne pas réussir à transmettre ce qui, pour moi, me semblait essentiel : la beauté des poèmes et de la musique. La force émotionnelle des lettres. Il est difficile par exemple de ne pas perdre cet objectif de vue quand on est pollué (ou quand on se sent pollué par des questions d’ordre technique, logistique [éclairage, plan de feux, son etc]). Ce qui m’importait c’était surtout de partager mon amour de la poésie et de la musique, de partager ces sensations extraordinaires avec un public. J’espère y être parvenue.
Beaucoup m’ont avoué après coup avoir pleuré à la lecture de certaines lettres et n’avoir jamais soupçonné que Baudelaire pouvait à ce point souffrir de cet absence maternelle.
En revanche, au fil des représentations – qui malheureusement ont été interrompues par la COVID ; notre élan a littéralement été coupé et nous avons perdu plusieurs contrats jamais retrouvés –, d’autres sentiments ont émergé…en particulier à Avignon. Il y avait toujours ce plaisir de partager de l’émotion mais se savoir vue, jugée par des professionnels est autrement difficile…et engage la légitimité…Il faut savoir recevoir les critiques des uns et des autres (toutes ne sont pas malveillantes, loin s’en faut), les prendre en considération car, un œil extérieur permet aussi de sortir justement de cette relation passionnée à « son » spectacle et de mieux donner aux autres. D’être plus juste.
Pour ma part, oui chaque représentation était une petite mort…j’étais littéralement vidée à chaque spectacle et je me demandais comment le lendemain j’allais pouvoir remonter sur scène. D’autant que, au Festival d’Avignon, comme nous jouions à la Maison de la Poésie en début d’après-midi, j’angoissais dès le matin et cela ne me quittait pas, même sur scène ! et jusqu’à une heure après la représentation. Je m’entendais me dire « Ne trahis pas Baudelaire » (rires)
Puis, au fil des représentations je me suis décontractée et j’ai retrouvé ce plaisir initial. »
La musique à la lettre
« Il faut savoir que pour ce spectacle, chaque mot a justement été posé sur la musique de Chopin, Satie, Debussy etc. C’était vraiment important pour nous que musique et mots se mêlent, mais que jamais l’un ne prenne le pas sur l’autre. Nous voulions un juste équilibre : que la musique magnifie les poèmes et inversement !
Parfois, effectivement, certaines phrases ne « collaient » pas avec certaines lignes musicales. Leur couleur était trop différente voire même provoquait des contre-sens entre le texte et la musique.
Cela m’a demandé bien sûr beaucoup de travail et de concentration pour réussir cette harmonie, car si Anne était musicienne, moi je ne l’étais pas. Dès lors, entendre les notes et poser les mots ou vers au bon endroit était compliqué. Il a fallu que je mémorise comme je pouvais. Savoir aussi quand démarrer – ni avant ni après tel passage musical – m’a causé parfois des sueurs froides ! [rires] »
Et la femme recréa Baudelaire…
« Nous avons reçu quelques réflexions malheureuses : des Femmes qui reprennent Baudelaire et qui en plus traitent de sa relation aux femmes : damned ! Une femme qui lui prête sa voix : sacrilège !
Mais il faut passer au-dessus de cela et surtout ne pas se justifier.
Il faut aussi soi-même essayer (pas toujours évident) de se persuader qu’on n’est ni illégitime, ni imposteur. Qu’on a quelque chose à transmettre qui vaut la peine et qui peut non seulement plaire mais…faire du bien…
Ensuite, il faut jongler…jongler avec les autres obligations (familiales, professionnelles, personnelles etc.). C’est le plus difficile, et je ne crois pas, pour le coup, qu’un homme se mette autant de pression. Il hiérarchise peut-être mieux, sait laisser de côté etc. La création, surtout quand elle n’est pas financée ou officialisée (autrement dit dans la plupart des cas), s’intercale dans les « temps libres ». Elle est reléguée au rang non pas de création mais de passion, passe-temps, hobby…Bref, elle est décrédibilisée en partie
Ce n’est pas de la misandrie de ma part, loin s’en faut. Mais je crois effectivement, que si nous avons fait de grands pas dans les acquis politiques et sociétaux, nous sommes toujours engluées dans notre rapport à l’émotion et à la culpabilité, de façon bien plus viscérale que les hommes. C’est en ce point que nous devrions grandir et nous libérer. C’est en voie de construction. »
Audrey, Merci d’avoir voulu le Beau, et d’avoir voulu le partager. Tu donnes ainsi des flambeaux à tous ceux et à toutes celles qui marchent dans et contre la nuit dure, comme si elle était un mur.
